Il y a quinze ans, j’achetais le premier album de Ben l’Oncle Soul, que je m’empressais d’extraire sur mon ordinateur pour ensuite pouvoir copier toutes les pistes sur mon téléphone. A l’époque, je n’avais la place que pour Otis Redding, Al Jarreau, Bill Withers et donc, Ben l’Oncle Soul. Et du haut de mes quinze ans, j’ignorais tout ou presque de la colonisation de la Réunion, du Maloya, et je n’imaginais même pas qu’il fallait s’interroger sur la place laissée aux femmes dans la musique. J’écoutais Petite Sœur, These arms of Mine, ou la version de Donny Hathaway de Jealous Guy avec l’innocence et l’ignorance la plus pure.
Me voilà donc ce soir face à mon adolescence, à retrouver ces sensations de l’époque, à retrouver la personne que j’étais après la première moitié de ma vie. Ben l’Oncle Soul n’est plus non plus tout à fait le même. Sa musique a évolué, et la performance de ce soir est précise, maîtrisée, parfaitement orchestrée de bout en bout. Du début à la fin, je me dis qu’il est rentré dans l’ère du cool, et ses musiciens avec lui. La scénographie est cool, la voix est cool, les musiciens sont cools. C’est une soirée super cool, finalement. Mais est-ce suffisant ? Suis-je venu pour cela?
Suffisant, cela l’aurait été il y a 15 ans. Le jeune Alexandre aurait probablement été ravi, extatique. Mais en quinze ans, j’ai découvert Coltrane, Coleman, Scott, Halvorson. J’ai rencontré la personne qui partage ma vie. J’ai entendu Anne Paceo se plaindre qu’on lui demandait si la batterie n’était pas trop fatigante pour elle. J’ai lu, entendu, écouté. Alors bien sûr, Ben l’Oncle Soul est super cool, mais d’un coup, Petite Sœur ne résonne plus comme avant.
Si l’un des titres phares du Soulman n’a plus le même écho en moi, c’est aussi lié à la journée que je viens de passer. Cette année, le festival, qui semble ne jamais manquer de nouvelles idées, propose en ce samedi un parcours d’initiation au Maloya, l’un des arts majeurs de l’île de la Réunion. Je débute la journée, parfaitement inculte sur cette question.
Anne Laure Lemancel, journaliste et documentariste, m’initie à l’histoire de cette musique et à l’histoire de l’île qui l’a vue naître et grandir, au moyen d’une conférence donnée à l’Office de Tourisme. J’apprends que celui que l’on présente encore comme le résistant Michel Debré, avait oublié la déportation un peu trop vite pour les Réunionnais de la Creuse, j’apprends la censure de la France post coloniale. J’apprends les instruments, l’histoire racontée par celles et ceux qui la vivent.
Anne Laure Lemancel a également co-réalisé un documentaire avec Séverine Nativel, diffusé juste après la conférence, qui traite notamment de la place des femmes dans le Maloya. Je ne suis pas étreint par la surprise en découvrant la place que l’on voulait bien
leur laisser pour exister, et celle qu’elles ont pu s’octroyer au prix d’une lutte quotidienne qui n’a toujours pas cessé. Le Maloya, comme tout courant artistique, social et culturel contemporain, n’échappe pas à la réalité du monde moderne. Je suis cependant frappé par une phrase de la documentariste après la diffusion de Maloya, l’esprit des femmes. Les hommes dans le Maloya, et à bien d’autres endroits, ont toujours pû contrôler le rythme – en prenant possession des instruments qui font cette musique, rouleur en tête-, mener le tempo, décider du chemin musical à prendre. Les femmes pouvaient danser sur cette musique, exister dans l’architecture et le cadre que l’on a défini pour elles, sans leur demander leur avis. C’est un constat simple, désarmant de justesse. Et donc, tout comme Ben l’Oncle Soul ne résonne plus comme avant, le concert de Christine Salem, après une telle journée, résonne différemment. Je comprends ce qui se joue, je comprends en profondeur une musique que je n’aurais pu qu’effleurer sans la qualité des interventions de la journée. Le concert s’est transformé en expérience, je ne suis plus seulement là pour écouter, je suis là pour ressentir, partager, entendre. J’ai donc la grille de lecture, l’attention, l’envie. Les quatre instrumentistes qui accompagnent Christine auraient sans aucun doute amplement suffi à ravire mes oreilles, mais elles incarnent désormais quelque chose qui dépasse le cadre du concert. Expérience totale, magistrale.
Ce dont je suis sûr au sortir de ce deuxième jour, c’est qu’il faut des Christine Salem, et qu’il faut des Ben l’Oncle Soul. Il faudrait juste que l’on écoute et que l’on cherche à incorporer autant l’un que l’autre.
Alexandre Fournet
©Photo Didier Radiguet

