Jour 5 : Homérique voyage au pays des œillets

La beauté surgit parfois sans crier gare. Sans que l’on y soit tout à fait préparé, sans que l’on ait le temps de complètement l’appréhender. Ce soir, elle sourd des saxophones de l’une des trop rares instrumentistes féminines de jazz, Silvia Ribeiro Ferreira. Le quartet qu’elle mène présente à l’occasion de ce concert son premier album, Luziades, sorti courant septembre, fruit notamment de l’expression des racines portugaises de l’artiste limousine à travers le jazz. Jonglant entre le baryton et le tenor au gré des morceaux et des intonations, la saxophoniste nous invite à plusieurs reprises à la suivre, à découvrir sa profondeur et ses inspirations. Dès la courte introduction au baryton, une puissante charge émotionnelle s’abat sur nous, les notes nous atteignent immédiatement par leur élégante sobriété. Et ces frissons des premiers instants ne s’estomperont que tard dans la nuit, bien après la tombée du rideau, survenue beaucoup trop tôt.

En plus de mêler les cultures, elle mélange également les styles, en ajoutant quelques effets bienvenus, que l’on découvre sur “Novrep République”, vibrant hommage aux victimes du 13 novembre. Son tenor devient strident, prend ensuite des accents plus doux, avant d’exploser à nouveau vers des sonorités électro ébouriffantes. La compositrice réussit les changements de rythme et déroute, comme sait si bien le faire le Monk’estra de John Beasley. Et plutôt que de se limiter à ces précieuses expérimentations, Silvia Ribeiro Ferreira va plus loin en diffusant, le temps d’un saisissant morceau, une interview d’un monument du Fado, Amália Rodrigues, suivie d’un extrait d’Erros Meus, poème de Luís Vaz de Camões, interprété par cette immense chanteuse portugaise. Luis Vaz de Camões est par ailleurs celui qui a inspiré le nom de ce premier album, Luziades, qui n’est autre que le nom d’un des poèmes qu’il rédigea. Nombreuses sont donc les révérences à une culture portugaise brillamment honorée tout au long de la soirée, et sublimée encore un peu plus lors d’une reprise d’Erros Meus en duo qui clôture de manière somptueuse un concert déjà remarquable. Le toucher magistral de Lorenzo Naccarato, pianiste qui n’a rien du rôle de remplaçant de dernière minute qu’il occupait ce soir, l’accompagne pour cette dernière pièce hors du temps.

Xavier Parlant, le batteur, et Clément Denis, à la basse et au clavier, incarnent tout le concert durant l’essence de l’accompagnement. Ils nous donnent la sensation de dévouer chacun de leur geste, chaque accord, chacun de leurs choix à la mise en exergue du jeu à la fois puissant et ravissant de la soliste, une abnégation remarquable et terriblement efficace.

Nubya Garcia, Camille Thurman ou encore Allison Au, les femmes saxophonistes pétries de talent ne manquent pas, mais souffrent encore malheureusement beaucoup trop de leur genre dans un monde du jazz qui a encore beaucoup de progrès à faire sur les questions, si ce n’est de parité, au moins de représentations un peu plus justes des femmes en tant qu’instrumentistes, et pas seulement comme chanteuses. Et pourtant ce soir, lorsque l’on ferme les yeux, tout ce que l’on pouvait entendre, c’est le talent démesuré d’une jeune leadeuse dont les lendemains ne semblent pas seulement prometteurs, mais absolument radieux.

photo : Didier Radiguet