Jour 8 – Corde sensible

J’ai construit beaucoup de mes grands souvenirs de concert seul. Seul à Paris, à écumer les clubs de la rue des Lombards, avec des crochets par Strasbourg Saint Denis. Je n’ai jamais fait le calcul, mais il est probable que cette période représente encore la majeure partie des concerts que j’ai vus. J’ai cependant un grand souvenir, avec un ami très cher. Il y a 8 ans, clôture du festival de jazz de Tourcoing, trio Biréli Lagrène, Kyle Eastwood, Jean-Luc Ponty.

J’écoute pour la première fois en live Biréli Lagrène, et surtout, je découvre Jean-Luc Ponty. Qu’est-ce que j’ai pleuré ce soir-là. Sur le moment, je ne sais pas trop ce qui m’arrive. En réalité, c’est assez simple. Je suis en train de découvrir que l’on peut faire des choses avec
une guitare, et avec un violon, que je n’avais jamais envisagées. Je découvre la maîtrise d’un art qui dépasse mon entendement, et la seule réaction possible face à ce son, ce sont les larmes.

Je n’étais pas seul il y a 8 ans pour Ponty et Lagrène, je ne suis pas seul ce soir pour Renaud Garcia Fons. Alors en 8 ans, je suis passé d’une cinquantaine de concerts vus à probablement un petit millier, et je ne sais combien d’albums. Par rapport au jazz, c’est comme si je n’avais encore rien vu. Et donc, ce soir, je découvre pour la première fois en live Renaud Garcia Fons. Mes glandes lacrymales sont bien présentes, elles aussi. Elles ont fait le déplacement et exécutent à la perfection les messages de mon système nerveux. Vous l’aurez compris, je suis subjugué, ébaubi, ébahi par ce que ce monsieur fait avec sa cinquième corde et son archet. Des sons impossibles, une technique ébouriffante.

L’immense différence avec ce que j’ai connu il y a 8 ans, c’est qu’il y a 8 ans, c’était un concert très technique, magnifique, mais qui manquait d’une histoire. Ce soir, je me connecte en plus à des contes et un univers qui résonnent en moi sans que je ne sache exactement pourquoi.

Je n’ai pas vraiment de doute lorsque la contrebasse sonne comme un oud, je pense à l’autre Blue Maqam, celui d’Anouar Brahem. Pas de doutes non plus avec la composition entre Cuba et l’Inde, c’est immédiatement le très regretté Zakir Hussain que j’ai à l’esprit, avec Crosscurrents. En revanche, j’ignore d’où émergent les vibrations produites par la voix de Solea Garcia Fons. Mon émotion parle toutes les langues, comprend tous les styles.

Une fois de plus, je me sens incroyablement chanceux. Chanceux de partager ce concert, chanceux de pouvoir découvrir cette musique, les univers qu’elle lie, les frontières qu’elle dépasse. Tout le monde n’a pas autant de chance, mais il se trouve que le concert de ce soir est enregistré par France Musique. “Profitons-en” nous dit le contrebassiste durant sa prestation. Il a raison. Il existe en France des personnes qui croient profondément qu’il faut offrir à tous la même chance qu’à moi. C’est le cas de nombreux professeurs que j’ai côtoyés durant mes études, et probablement dans la même proportion, le cas des vôtres également, le cas des personnes qui nous soignent au quotidien.

C’est le cas des producteurs, chargés de production, réalisateurs, techniciens, ingénieurs son de radiofrance. Des personnes investies d’une mission essentielle à la société, qui participent à maintenir l’idée d’égalité à flot. Sans eux, pas d’éducation, pas de concert de Renaud Garcia Fons pour tous, pas d’émotions et d’histoires partagées ensemble, pas de lien social. Faire le choix de limiter et supprimer ces acteurs, c’est faire le choix d’aller à l’encontre des fondations de notre existence en tant que communauté. Et empêcher cela nous appartient à tous, à chaque fois que nous pouvons exprimer nos voix de citoyens.

Je ne parle pas plus de langues qu’il y a 8 ans. Pourtant, j’ai bien eu l’impression que nous parlions tous la même hier soir. Cela a un sens, à nous de nous en saisir.

Alexandre Fournet

 

© Photo Didier Radiguet