Jour 4 – C-Lysme

J’ai toujours aimé la musique, mais je n’ai jamais vraiment aimé la musique avant d’aimer le jazz. J’ai appris à aimer le jazz avec les solos. Avant d’en comprendre le sens, l’essence, je me suis d’abord extasié sur les slaps endiablés de Marcus Miller, sur les envolées de Jean-Luc Ponty, de Cory Henry, ou de Justin Robinson. C’est comme ça que j’ai appris à aimer le jazz. Par ce qui me semblait être la démonstration technique ultime, l’aboutissement d’un travail et d’une réflexion autour d’un art somptueux. Cela a été ma porte d’entrée vers un vaste monde musical qui me passionne depuis.

Peut-être est-ce encore l’euphorie de ma soirée qui prend le pas sur ma raison, mais j’ai la sensation tenace que C-Ly m’a ouvert une autre porte lors de ce concert. J’ai toujours gardé ce goût de la technique, de la dextérité exceptionnelle, du souffle intarissable, de la vélocité
inimaginable. Les membres de C-Ly m’ont offert ce soir une autre définition de la technique. Sébastien Verlhac ne cherche pas à créer un nouveau son à partir de la composition pour l’emmener ailleurs et en faire un moment unique. Il cherche à pousser ses instruments dans
les limites de ce qu’ils ont à offrir pour servir parfaitement la composition. Pour un amoureux de musique improvisée et souvent démonstrative comme moi, c’est un renversement de paradigme un peu vertigineux.

J’écoute une musique que je ne connais pas, envisagée et construite d’une façon inhabituelle pour moi. Il y a bien quelques codes auxquels me raccrocher, des motifs rassurants et répétés de Nicolas Granelet. Mais là où ces motifs me semblent appeler une réponse évidente d’Alban Guyonnet, le percussionniste ne fait JAMAIS ce que j’ai imaginé.

C’est très frustrant, bien sûr. Délicieusement frustrant, excitant, nouveau. Et à l’instant exact où j’arrête d’imaginer la suite, quand un motif familier du pianiste arrive à mes oreilles sur Zero Dark, le percussionniste fait EXACTEMENT ce que je m’attendais à entendre depuis le début, mais que j’avais arrêté d’attendre. C’est inhumain, diabolique. Et surtout libérateur.

C’est comme si toute la performance m’avait tenu en haleine jusqu’à ce moment précis, pour la montée avant un drop la plus longue de l’histoire de la musique. Toute la soirée, les idées s’enchaînent à une vitesse vertigineuse. Les compositions semblent chacune appartenir à un registre différent, et forment pourtant un ensemble à la cohérence invraisemblable. Je suis incapable de décrire ce que j’écoute, j’ai un sourire de béatitude tout le long du concert. Je ressens un sentiment de bien-être, de sécurité, alors même que je suis face à un objet nouveau et difficilement discernable. J’ai la sensation que cela vient de la douceur, de l’humilité, et de la révérence avec laquelle C-Ly traite ses compositions.

Chaque morceau arrive à son terme trop tôt. Les compositions sont d’une telle qualité, et interprétées avec une telle justesse, que j’ai envie de pouvoir les explorer encore un peu avec les musiciens, disons quinze minutes supplémentaires par morceau. Le pire, c’est lorsque Marjolaine Paitel ne chante plus des mots, mais joue avec sa voix, toujours et encore au service des compositions. Elle me met au supplice à chaque fois qu’elle se tait. A chaque fin de morceau, un peu plus de frustration. A la fin du concert, qui n’aura duré qu’1h45, au lieu des 6h minimum nécessaires à l’exploration d’un programme aussi riche, je sens bien que je me suis fait avoir par ce groupe. Ils ont créé le manque à la fin de chaque morceau. Le pire dans tout ça ? J’ai le CD juste à côté de moi, sur la table basse, et aucun lecteur dans lequel l’insérer.

Le décalage entre ce superbe programme et les échanges de ce midi, organisés avec le groupe à l’Office de tourisme, me frappe. Il a été notamment question des difficultés, pour une formation à la genèse récente, à trouver un label, un producteur, des dates. L’utopiste en moi veut croire qu’un groupe de ce calibre va pouvoir exister, vivre. Ce serait vraiment dommage de priver le monde d’une telle beauté.

Alexandre Fournet

 

©Photo Didier Radiguet