Jour 11 : Les Céciles

Cette dernière journée commence avec beaucoup de douceur. Les Six Fingers et le quartet de Gilles Chatard qui jouent respectivement à 11h et à 14h30, réinterprétent des standards que je ne connais que trop bien. Après 10 jours de festival, rester en terrain connu pour démarrer la journée est particulièrement appréciable et ces deux concerts m’emplissent d’une joie simple. Mention spéciale à l’arrangement de Cantaloupe Island proposé par le quartet de Gilles Chatard, qui ne m’a pas laissé indifférent. Ces deux concerts m’ont mis, je le sens, dans un état d’esprit d’ouverture et de légèreté, propice à l’écoute, du dernier concert du festival, celui de Cécile McLorin Salvant.

J’essaie chaque soir de retranscrire le plus justement possible ce qu’il s’est joué sous mes yeux, dans mes oreilles et dans mon corps. Mais ce soir, la langue française me semble bien pauvre au moment de qualifier la performance et la voix de Cécile McLorin Salvant. Et pourtant, je ne découvre pas une artiste ce soir. C’est la troisième fois que j’ai la chance de pouvoir assister à l’un de ses concerts. Mais je gardais un souvenir oubliable de la dernière prestation dont j’avais été témoin. Peut-être était-ce moi le problème ce jour-là, à la Philharmonie de Paris, après un premier concert d’Ambrose Akinmusire qui avait drainé toute ma capacité d’écoute pour une soirée.

Ce soir, en tous cas, je suis tout ouïe. J’arrive avec beaucoup de certitudes, car j’admire les instrumentistes qui l’accompagnent. Je les ai vus avec Christian Sands, avec le Chief Xian Adjuah, avec Tomeka Reid, et ils m’ont déjà fait vivre de si belles émotions que je sais pertinemment à quoi m’attendre, c’est à dire à me faire casser en deux par la fine fleur de la musique improvisée contemporaine. Tout ce qu’il me manque, c’est de retrouver la voix qui m’avait bouleversé il y a quatre ans au New Morning, alors accompagnée d’un Sullivan Fortner de gala (sait-il au moins ne pas être de gala?). A la fin d’Est-ce ainsi que les hommes vivent?, j’ai ma réponse. Mes digues lacrymales ont déjà cédé et je sais que ce n’est que le début.

Me revoilà face aux Céciles. Mon cerveau est obligé de concevoir une infinité d’originaux uniques de la chanteuse, car il est incapable de conceptualiser le principe, qui pourrait être pourtant simple, qu’un seul être produit ces sons. Chanteuse. Je suis navré de la vacuité abyssale de ce mot à côté de ce que sont les Céciles. En l’employant, je suis déjà à la limite de l’insulte. Chante-t-on lorsque l’on redéfinit le sens du mot justesse? Gregory Porter est un chanteur, un chanteur que j’admire, qui me touche profondément. Lorsqu’il chante No Love Dying, je ne sais résister. Mais dire que ce soir, les Céciles ont chanté No Love Dying, relève presque du mensonge. On peut, à la rigueur, parler de créations qui échappent au domaine du réel et dont la source réside dans les 723 cordes vocales des Céciles.

Les digues ont déjà cédé, et il ne me reste plus grand chose à offrir en guise d’hydratation à mes joues lorsque les Céciles reviennent, seules, pour un premier rappel. Elles s’avancent, jusqu’au bout de la scène de l’Opéra, seules avec leur micro. Tout mon corps est en alerte et se prépare au choc qui arrive, prêt à ramasser à la petite cuillère les restes d’un être ébranlé par la découverte d’un nouvel instrument de musique révolutionnaire. Le son arrive à mes oreilles. Débordé, décontenancé, je fonds. J’ai commencé le festival par une grande chanteuse, et je le termine par une personne qui transforme le sens du terme. Sensationnel.

Photos : Didier Radiguet