Je cherche du sens. Quand j’écoute, quand j’écris, je souhaite trouver du sens. C’est sans doute une quête sempiternelle, universelle. J’imagine qu’à chaque écoute, quelqu’un essaie de nous transmettre – à moi et au public – une idée, une pensée, une position. Et à chaque fois que j’assiste à un concert, je pense, je réfléchis, je m’interroge, sur ce que l’on veut que j’en retire. Parfois c’est clairement énoncé. Parfois, il n’y a que la musique, rien d’autre. Et j’y trouve un sens. Celui que l’on a voulu lui donner, ou celui que j’ai bien voulu y trouver.
Je cherche donc du sens. Une utilité, un message, un outil, un biais. Mais en ai-je seulement besoin ? Dois-je forcément partir en quête de l’utilité ? N’est-ce pas une pré-conception erronée, au moment-même où je la formule dans mon esprit ? Est-ce que ce concert, cette fracture dans le temps que je viens de vivre, doit contenir un sens ? Dois-je absolument le percevoir pour que ce moment ait de la valeur ? Un concert, une performance, de la musique doivent-elles avoir de la valeur ? Je ne me suis jamais posé la question, ou trop peu.
Jusqu’à ce soir. Car ce soir, je suis incapable de donner un sens, un message à ce que j’ai reçu. Peut-être y en a-t-il un, bien entendu. Peut-être que le trio de Steve Coleman avait une intention claire dès son entrée sur scène. Elle m’échappe complètement. Je me sens abandonné. “Donnez-moi du sens !”, s’exclame mon for intérieur, à la recherche de son guide habituel. Il ne viendra pas. Je suis livré à moi-même, seul face à l’immensité des notes de Steve Coleman, Rich Brown et Sean Rickman.
Et forcément, pris de vertige. Je chute. Je chute sans voir le sol, je chute inlassablement. Premier réflexe de sauvegarde, je ferme les yeux. Et quand je me sens à nouveau capable de les ouvrir, les musiciens saluent. Je reprends conscience, groggy. J’ai à la fois tout vécu, et rien vécu. J’ai pourtant bien entendu la fluidité voluptueuse de Sean Rickman. J’ai pourtant bien entendu les lancinantes itérations de thèmes dépassant la frontière des genres. Ces thèmes qui vont toquer dans des abysses musicaux que je suis avide d’explorer sans même encore en comprendre l’immensité. J’ai pourtant bien entendu l’absence de musique, et la présence de toutes les musiques. Jouées en même temps, avec des signatures rythmiques superposées, des déséquilibres multidimensionnels, qu’aucun repère de l’espace ne saurait figurer. Ces musiques se sont immédiatement inscrites en moi, mais le trio ne s’arrête pas là. À chaque répétition, l’encre indélébile sortant de leurs machines à vertiges s’incruste un peu plus profondément dans mon système.
J’étais là. Mais j’ai égaré tous mes sens, tout dépassé que j’étais par la majesté de la fracture entre mes sentiments et l’avènement d’une musique qui me submerge.
Je n’ai qu’un cerveau, et ce dernier en a pris un sacré coup ce soir. Une surcharge d’informations, de sons, de choix et de libertés que je n’étais pas encore prêt à appréhender. K.O. debout. Que me reste-t-il ? Que dois-je en retirer ? En réalité, on s’en fout, non? Ces trois instrumentistes ont cassé le temps, ont cassé mon temps. Et cette capacité à fracturer l’existence même de ma réalité, ne serait-ce que pour une seconde, est inestimable. Cela a duré près de deux heures. Quelle leçon.
Photos : Didier Radiguet