Un semblant de liste. C’est tout ce dont ils ont besoin pour foudroyer l’assemblée présente à l’Opéra ce soir. Après une introduction déjà prodigieuse, Biréli Lagrène explique « nous n’avons pas eu le temps de préparer une set list pour ce soir, nous verrons bien où cela nous mène. Nous avons un semblant de liste ». Donc, si je comprends bien, le trio de ce soir vient de farfouiller en moi au niveau atomique avec juste un semblant de liste. Si j’ai bien entendu les mots de l’ogre guitariste, j’ai vécu un émerveillement de tous les instants autour d’un semblant de liste. Mais enfin, que se passe-t-il ? Cet auguste personnage s’assoit, joue un semblant de liste avec les deux cracks qui l’accompagnent, sidère une salle entière, et tout est normal ?
Eh bien oui, apparemment c’est normal. Il n’en serait visiblement pas à son coup d’essai. Cela fait plus de quarante ans qu’il fait ça. C’est bien le plus inimaginable dans tout ça. Au bout de quarante ans, tout le monde est au courant. Tout le monde sait ce qu’il va se passer. On se prépare, on s’y attend. On connaît l’immense artiste qui vient se produire. Puis vient le concert. Envolées les certitudes, envolées les convictions. Tout ce que l’on a pu s’imaginer, forts de nos expériences passées, tout cela devient insignifiant quand il pose ses doigts sur sa guitare. Il entre en nous et refaçonne nos agencements moléculaires, déploie nos imaginaires.
J’ai toujours une explication pour justifier mon ébahissement devant ses prestations. La dernière fois, il jouait de la basse avec le Multiquarium Big band dans un hommage à Jaco Pastorius, donc cela ne comptait pas vraiment. La fois précédente, il jouait en trio avec Jean-Luc Ponty et Kyle Eastwood. Jean-Luc Ponty pourrait me faire pleurer avec un violon sans corde. Alors, encore une fois, ça ne comptait pas. Ce soir, c’est différent, je ne vais pas m’extasier, je le connais trop bien maintenant. Biréli va faire du Lagrène, ce sera sympathique. Voilà.
Quelle naïveté. Regardez le l’ingénu, persuadé de pouvoir résister à un ouragan en brandissant son ventilateur. Évidemment, je me suis fait souffler. Comme d’habitude, c’est merveilleux, grandiose. Franck Wolf et William Brunard prennent un malin plaisir à ajouter chacun un cyclone à l’ouragan Biréli. Entre les harmoniques saisissantes de Biréli Lagrène, les nuances infinies de Franck Wolf qui passe quasiment toute la soirée au soprano pour mon plus grand plaisir et les trois mains gauches de William Brunard, toutes mes liaisons covalentes sont redéfinies.
Ils ne s’arrêtent pas là. Comme si tout cela n’était pas déjà suffisant, ils jouent ensemble. Ils s’écoutent. Ils prennent tous les risques, s’aventurent là où seuls eux peuvent aller ensemble. Si Biréli décide qu’il est temps de faire un looping avec une 4L sans moteur, ses deux compères le suivent sans sourciller – en crevant les pneus au passage, pour la bonne mesure. Il ne faudrait quand même pas que cela soit trop facile.
Quelle leçon. Quelle virtuosité. Un concert grandiose, de bout en bout. Ce soir, les trois chercheurs du son ont découpé l’atome. Et c’est tout naturel.
photos : Didier Radiguet