Déjà ? Mais enfin le concert vient de commencer! Que se passe-t-il ? Pourquoi Madeleine Cazenave, Sylvain Didou et Boris Louvet saluent ? C’est surprenant de saluer à la fin de la première pièce. Pourquoi partent-ils? Ah! Ils reviennent. Parfait. Ils saluent à nouveau? C’est insensé ! Boris Louvet se tourne vers sa batterie, ouf. Il ne s’y arrête pas ? Et ils le suivent ? Ils sont partis. Je ne comprends pas. Moi, je suis encore là. Je reste assis, longuement. La salle se vide. Je suis abasourdi, confus. Il ne me semblait pourtant pas que des distorsions temporelles pouvaient se produire ainsi. La soirée m’a fui. Le concert m’a fui. Je viens de m’asseoir et je me relève, un souffle plus tard.
Je cours après ces notes, après ce concert. J’essaie de m’y replonger, de retourner à cet instant fugace, que j’aurais voulu vivre des heures durant. Mes émotions ne suffisent pas. Je suis incapable de mettre des mots sur mon expérience. Tout me semble flou, j’ai sans aucun doute applaudi entre les morceaux, certes, et après ? Et pendant ? Quelle curieuse sensation.
Je me sens un peu comme ce week-end, il y a deux semaines, lorsque je me suis réveillé dans mon lit sans avoir la moindre idée de comment j’étais allé du bar où je me trouvais jusqu’à la maison, dans les vignes du Seigneur jusqu’au cou, comme jamais auparavant. Le coup de Rouge de trop, un black out musical. Avec bien entendu, l’énorme différence que ce soir, ma tête, bien qu’embrumée, ne me fait pas souffrir le martyr après coup. J’y verrai peut-être un peu plus clair en réécoutant Derrière les paupières, le projet que Rouge présentait ce soir. Il me faut repartir en quête de mes sensations.
Et tout revient. Tout s’éclaire. Les sons, les images jaillissent à nouveau dans mon esprit, le concert s’ancre en moi. C’était donc ça. Je les vois à nouveau. Je retourne à mes premières amours. J’oublie l’anacréontique des derniers jours pour revenir à la contemplation, au poème musical. Madeleine Cazenave et sa main gauche préparent les vers et réfléchissent à leur scansion, pendant que sa main droite en développe les rimes et en imagine la prosodie. Ses compositions parnassiennes n’existent pas pour la tradition du trio, elles existent pour un groupe à la vision interdépendante, un groupe qui se meut à l’unisson au sein d’un recueil si dense qu’il a écrasé le temps.
J’entends les sublimes dissonances de l’archet de Sylvain Didou, je retrouve la danse de Boris Louvet et de son charleston, je sens à nouveau mon cœur se serrer. Mes premières amours. La musique qui va droit au but, qui m’arrache à mon enveloppe sans sommation. Qui n’a que faire des formes établies, qui s’amuse des normes pour les plier à sa volonté inentamable. Mon maiden voyage pour l’éternité. Voilà ce qu’il s’est passé ce soir. Cela faisait peut-être un peu trop longtemps, d’où le déracinement, le trouble, l’égarement.
J’ai gagné dans mon égarement un cadeau précieux. J’ai arrimé en moi cette soirée et ai utilisé les pistes de Derrière les paupières comme nœuds en huit pour qu’à chaque écoute, je puisse revenir juste ici. Le cadeau ultime, l’ineffable concert à volonté. C’est Noël avant l’heure.
photos : Didier Radiguet