Il est 15H00 lorsque Abdallah Abozekry entre seul sur la scène de l’auditorium Clancier de la BFM. Il se saisit d’un instrument auquel les occidentaux ne sont pas ou peu habitués, le saz. En un morceau solo, le plus jeune des deux frères Abozekry a présenté l’instrument et l’a consacré. Facile. Mohamed, son frère aîné, et accessoirement l’un des plus grands oudistes de notre ère, le rejoint ensuite pour une épopée glorieuse. Ensemble, les frères Abozekry construisent pendant plus d’une heure un autel à la gloire d’une musique métissée, ouverte, une musique qui puise ses inspirations partout où le son se propage et où l’on peut l’entendre jaillir. Une musique que l’on connaît sans l’avoir jamais entendue, une musique ancrée en chacun de nous sans que l’on ne sache pourquoi. Peu importe. Anouar Brahem et Rabih Abou-Khalil n’ont qu’à bien se tenir.
Ce métissage si précieux est arrivé à son faîte quelques heures plus tard. J’avais oublié Dhafer Youssef. Les personnes présentes ce soir à l’Opéra de Limoges doivent se demander vers quelle contrée ma mémoire s’était égarée pour oublier une telle présence. Et pourtant. Toujours est-il que je n’avais gardé de mes deux précédents concerts qu’une seule image claire, cette voix, qui, une fois de plus, m’a pourfendu de part en part. Il me manquait cependant une grande partie des fresques que sont capables de créer les groupes du chanteur et joueur de oud.
Car l’une des grandes forces de Dhafer Youssef, c’est sa capacité à s’entourer de musiciens incomparables, de fabuleux citoyens du monde venus des quatre coins de notre planète bleue. Isfar Sarabaski, le pianiste azerbaïdjanais du quartet, n’a pas tardé à me remettre les idées en place. Alors que le fantasque oudiste s’amusait avec le percussionniste brésilien Adriano Dos Santos, Sarabaski décollait avec son piano, à l’abri des regards. Cette sensation est toujours particulière. Lorsqu’un musicien dont on a jamais entendu parler auparavant, et qui semble encore être un jeune premier, éclabousse la scène de son niveau stupéfiant. Lorsque l’on s’interroge sur la provenance d’un son ravissant, et que l’on se retrouve nez à nez avec un brillant inconnu. C’est toujours ainsi avec les musiciens qui accompagnent le tunisien. Je l’avais oublié. Adriano Dos Santos se permet de jouer de la batterie à l’aide de sa seule main droite, que l’on croirait tenir deux baguettes et s’amuse avec l’ensemble de ses autres percussions de sa main gauche. L’italien Raffaele Casarano et son saxophone se confondent eux avec la voix fantasmagorique de Dhafer Youssef pour suspendre le cours du concert dans des apogées fusionnels.
Et l’on part. Ailleurs. Dans une province qui n’existe nulle part mais que l’on connaît par cœur. Un havre de musique que l’on ne saurait définir mais que l’on sait exister. Est-il vraiment question de voyage lorsque la destination proposée ressemble trait pour trait à la maison dans laquelle on a toujours trouvé refuge, la maison qui abrite des souvenirs enchantés dont on ne voudra jamais se départir ? Tout notre esprit a suivi le chemin de cette maison, le chemin pavé par quatre thaumaturges en pleine possession de leurs capacités.
Six grâces ont décidé aujourd’hui de nous offrir une partie de nous même, de nous rappeler notre humanité qui prend ses racines ici, ailleurs, là-bas, partout. Un tour de notre intérieur et donc du monde, un tour nécessaire pour ne jamais oublier qu’avant d’appartenir à une nation ou à un peuple, nous appartenons à un univers fourmillant et à la richesse inextinguible.
photo : Didier Radiguet