Le piano attend. Seul, majestueux. Il cherche un partenaire d’un soir, un homme ou une femme qui saura le faire sonner comme il aime sonner, profondément, puissamment. Un être vulnérable s’avance sur la scène de l’opéra de Limoges. A mesure qu’il avance vers le piano, il grandit, se raffermit, se décide. Il prend place sur son siège, assez éloigné du piano. La danse commence.
Une danse captivante. Tout au long du concert, Brad Mehldau et son piano semblent se mouvoir à travers la salle dans un ballet perpétuel, une danse de couple où le meneur et le suiveur se confondent pour n’être plus que des partenaires. Parfois, le pianiste donne l’impression de vouloir fusionner avec son instrument, rapprochant énormément son visage des touches qu’il caresse. L’instant suivant, il prend à nouveau de la distance pour démarrer un nouveau mouvement avec son partenaire du soir.
J’ai beaucoup parlé d’osmose, d’équilibre entre les musiciens, de l’importance du partage et de la communication entre eux. On pourrait croire que ces questions ne se posent pas lors d’une prestation en solo où l’instrumentiste n’a, en tous cas sur scène, personne avec qui partager. Et pourtant, Brad Mehldau n’est pas seul en scène, et son piano devient une extension de lui-même, un nouvel organe capable de le transcender et de produire les petits miracles du soir. Ces petits miracles s’appellent Golden Lady, Just One of Those Things, God Only Knows. Le pianiste et son partenaire ne se limitent pas à leur propre répertoire et piochent dans tous les styles pour alimenter leur désir mélodique insatiable. Radiohead, Stevie Wonder, Chico Buarque, pour ne citer qu’eux, sont autant de terrains d’expérimentations que le duo s’approprie avec élégance le temps d’une redécouverte totale de ces classiques. Tout peut alors devenir du Mehldau, chaque note, chaque son semble avoir été manufacturé dès les prémices dans l’esprit du floridien.
Le duo devient souvent trio. La main gauche édifie le palais dans lequel le piano se laisse guider par la main droite. Elles existent séparément mais ne sauraient être sans l’autre. Pas toujours d’accord, elles aiment à prendre des directions différentes sans toujours se soucier des choix de leur partenaire. Alors que la gauche se veut toujours rigoureuse, esthète d’un certain ordre et du respect d’un cadre qu’elle se doit de maintenir, la droite s’en amuse, lui rit aux doigts et trace son chemin comme elle l’entend et le désire. De toute façon, le maître veille. @
How long has this been going on ? This here ? Brad Mehldau communique à sa façon et nous indique qu’il est temps pour lui de prendre congé de son partenaire du soir. Il repart comme il est arrivé, avec simplement quelques centimètres en plus, offerts par son complice à queue.
Même instrument mais changement de registre radical pour continuer la soirée à l’Ambassade. Big Man Clayton, un grand maître du boogie woogie et du blues, n’a aucun mal à faire danser la salle grâce à un groupe aguerri et un jeu aussi volubile que Big Man Clayton lui-même. Après la danse spirituelle, la danse charnelle. Celle qui libère de cette énergie poignante et primordiale emmagasinée face au minuscule géant Brad.
photo : Didier Radiguet