En jazz, les trios sont légion. Des classiques Corea/Mc Bride/Blade aux plus récents mais non moins brillants Moran/Mateen/Waits, c’est une antienne vieille comme le jazz lui-même. Une formation éprouvée, détournée, abordée de mille et une façons sans jamais s’être épuisée. Comment alors exister dans cette jungle de contrebasses, de pianos et de batteries ? Pendant un peu plus de 90 minutes, le trio de Lorenzo Naccarato nous l’a conté.
Évidemment, il faut d’abord trois talents rares, remarquables, que ce soit dans la maîtrise des instruments ou dans la composition. Et bien évidemment, Lorenzo Naccarato, Adrien Rodriguez et Benjamin Naud sont de cette trempe-là. Mais ils sont à mille lieues de se contenter de cela. La structure et le déroulement des morceaux n’est absolument pas celle d’un trio classique dans lequel les instrumentistes effectuent chacun leur tour un solo. Ici, les trois compères jouent ensemble. Quelques solos sont bien présents, bien entendu, mais la majeure partie de la musique est complètement partagée, et sa richesse est telle qu’elle ne souffre pas d’un besoin continuel de solo. On sort de notre zone de confort, et on en sort d’autant plus que cette musique est faite de nombreuses ruptures, de changements de rythmes soudains et toujours bienvenus.
J’ai pour habitude d’anticiper les quelques notes à venir, et à me régaler à les entendre quelques instants. Ce soir, j’ai adoré avoir tort, très souvent. À imaginer une suite qui n’était que rarement celle que le trio décidait finalement de jouer. À me délecter des arrêts brusques et des redémarrages immédiats. J’étais tellement pris dans ces mouvements brillamment saccadés que je me suis retrouvé stupéfait d’apprendre que 75 minutes de concert s’étaient déjà écoulées. Il faut dire que j’essayais tant bien que mal de capter toutes les arcanes déployées par les trois habiles éblouissants. Il est rare de voir un contrebassiste de jazz autant utiliser son archet. Adrien Rodriguez en fait une utilisation brillante, a apporté une profondeur à son instrument que l’on ne voit que très rarement, voire jamais. Lorenzo Naccarato et Benjamin Naud ajoutent de nombreux détails, de percussions, de sons. Des détails simples, mais qui, mis bout à bout, achèvent un édifice musical déjà magistral.
Vous l’aurez compris, ces trois instrumentistes sont géniaux, éclairés. Mais ce qui m’a d’autant plus fait vibrer ce soir, c’est la lèvre que se mordait le pianiste en jouant tout en regardant les autres. Ce sont les sourcils froncés de bonheur du contrebassiste qui passent un merveilleux moment. C’est la communion totale et profonde entre les musiciens, leur respect mutuel et leur bonheur de partager ces instants. Et lorsque Lorenzo Naccarato remercie le plus simplement et le plus humblement possible tous les acteurs qui ont permis à cet hapax d’exister, lorsqu’il invite Kicca, la chanteuse italienne qui se produisait à l’Ambassade juste après lui, ce n’est en aucun cas une surprise. Car l’homme semble être exactement à l’image du musicien simple et généreux que l’on vient d’écouter, et cela change tout. Un trio à l’art précieux.
Kicca avait donc pu s’échauffer le temps d’une chanson au Théâtre de L’Union, et était donc prête à embraser l’Ambassade. Et elle ne s’en est pas privée. Des compositions enjouées et dynamiques, un trio de musiciens expérimentés et une Kicca qui chante son amour de la musique et du lien qu’elle crée ont avalé tout cru le public du club qui aura eu bien du mal à se retenir de danser. Une prestation fiévreuse pour achever une soirée merveilleuse.
photo : Didier Radiguet