Nouvelle édition, nouvelle formule. Après les petits déjeuners-concerts à l’aube, le festival Eclats d’Email propose un nouveau rendez-vous matinal, avec un concert à 11h30 suivi d’un brunch. A évènement exceptionnel, musicien exceptionnel. Il est donc bien naturel de se retrouver face à face avec un très grand nom du saxophone contemporain en cette fin de matinée.
Les frontières ont parfois (devrais-je même dire souvent?) des effets malheureux. Agissant comme des parois de verre, elles capturent des sons, des vibrations, des mots, des émotions, sans nous laisser la chance d’y goûter. Nous n’en sommes pas malheureux, puisque nous n’avons même pas conscience de l’infinité de richesses qui nous échappent. Des gens ignorants et heureux, des réalités ignorées, cet état de fait compose le quotidien de quasiment chaque être humain de cette planète sans jamais que cela soit un choix. Ce tableau est un peu triste. Fort heureusement, il y a parfois des peintres qui arrivent à traverser ces frontières pour déposer un coup de pinceau bigarré sur cette toile jusqu’alors bien sombre. Nous nous sommes longtemps privés de Yannick Rieu. Pourquoi? Il est bien difficile de le comprendre, car ce grand monsieur du saxophone ne nous a pas attendus pour faire parler de lui, ailleurs. Au delà des frontières. La confidentialité du jazz, l’ignorance, l’entre soi, le fonctionnement actuel de l’industrie musicale ? Peu importe, finalement. L’important est que ses sons, ses vibrations, soient arrivés jusqu’à nous.
Et de quelle manière. Le concert n’aura duré qu’une petite heure et quinze minutes, format oblige. C’était déjà plus que suffisant pour apprécier l’aisance et l’agilité des doigts d’un saxophoniste qui semble avoir éprouvé d’autres frontières, celles du jazz. En arrivant sur la petite scène du foyer de l’Opéra de Limoges, le quintet du saxophoniste apporte avec lui et de façon immédiate une atmosphère détendue, paisible. Elle semble découler naturellement de la sérénité manifeste d’un leader qui mène sa barque avec l’assurance de l’expérience.
Dans ces conditions, Jérôme Beaulieu aux claviers et Kevin Warren à la batterie peuvent s’employer sans crainte aucune, pendant que Rémi-Jean Leblanc à la basse et François Jalbert à la guitare fatiguent leurs cordes sans peine apparente. Ce sentiment est encore renforcé à chaque fois que Yannick Rieu porte son saxophone à sa bouche et remplit la salle d’un son riche, clair, à la précision inhumaine. Cela fait plus de trente ans que Yannick Rieu s’époumone prodigieusement. Qu’il est délicieusement agaçant de se dire que l’on est passé à côté d’un maître pareil pendant tant d’années.
Agaçant également, de voir Otis Taylor obligé de s’interrompre par deux fois pour demander à l’audience de ne pas utiliser de flash. C’est malheureusement le genre de détails qui peuvent peser lourd sur un concert, qui transforment une atmosphère propice au partage en pénible et poussif instant. Mais cet après-midi n’aura pas été de ces instants. Car cet après-midi, un rayon de soleil providentiel est venu éclairer le début de ce concert. Kit Massey, le violoniste du quartet d’Otis Taylor, resplendit. Sa présence, son jeu, son aura font très vite oublier ces débuts difficiles et offrent à ce concert un deuxième souffle salvateur, laissant ainsi à Otis Taylor toute latitude pour régaler la foule. Merci Sir Massey.
photo : Didier Radiguet