Il est parfois bon de rentrer chez soi. En terrain connu. On retrouve une chaleur, un environnement rassurant, un foyer. Lisa Doby s’est rappelé à notre bon souvenir en deuxième partie de soirée, nous a invité, comme l’an dernier, dans son univers envoûtant et chaleureux. Et nous en avions besoin.
Comment aurait-on pu aller simplement dormir après la première partie de soirée ? Cela semblait inenvisageable, insupportable. La performance du quintet de Wallace Roney ne semblait avoir duré qu’un souffle. Un instant distendu par les vibrations de cinq instrumentistes ahurissants. Un abandon de soi. Sans aucune limite de raison. Accepter l’immensité de la prestation pour pouvoir mieux s’y baigner et se laisser engloutir.
Après la présentation des musiciens, pas un mot du trompettiste américain mis à part « now we’re gonna shut up ». À quoi bon ? Une prestation de ce niveau dit tout, écrit tout et inscrit avec la sueur de milliers d’heures de travail les beautés immarcescibles dont regorge ce monde. Lorsque l’on regarde ces hommes, on voit les heures, les jours, les nuits de labeur. On voit la souffrance du jeu à n’en plus pouvoir. On voit les sacrifices, la douleur. Et surtout, on voit pourquoi. On comprend pourquoi un être humain peut s’infliger un traitement aussi dur, pourquoi il endure des décennies d’ouvrage asphyxiant. Pour être là. À cet instant. Pour regarder son voisin, l’écouter surtout, vouloir le rejoindre. S’y essayer, rentrer dans la danse, et inviter le reste du monde au festin que sera toujours le jazz.
Le piano d’Oscar Williams, la batterie de Malick Koly, la contrebasse de Paul Cuffari et le saxophone d’Emilio Modeste vibrent, vivent, chantent. Wallace Roney sait s’entourer et s’est entouré d’extraterrestres. Chacun de ces musiciens auraient pu venir sur cette scène avec sa propre formation, chacun d’entre eux auraient pu renverser l’Opéra seul. Ce soir, ils étaient réunis. Le principe de début et de fin n’avait plus lieu d’être. Tout était vertigineusement entrelacé, et chaque espace offert à l’un de ces aspioles se transformait en chute libre avec, en guise de parachute, une nouvelle chute vers un autre génie.
On chute. On prend de la vitesse. Et l’on continue à chuter. Et plus l’on chute, plus l’on veut chuter. On ne souhaite plus qu’une chose, que le gouffre abyssal qui se révèle à nos yeux ne connaisse pas de fond. Que cette soirée qui vient de commencer dure pour au moins une éternité. Mais à l’instant où l’on formule ce souhait, les maîtres tirent leur révérence. Qu’est-il arrivé ? Peut-on recommencer ? Ne serait-ce que pour une éternité ? Pourquoi a-t-on l’impression qu’il est 20.10 alors qu’il est 22.00? La réponse est simple. Ces êtres extraordinaires offrent au monde l’entièreté de leur âme, ils offrent tout ce qui les compose et les constitue, simplement au nom de la musique. Et ils l’offrent à nous.
Nous sommes chanceux. Chanceux qu’il existe des entités prêtes à tout pour créer et offrir à notre environnement des ornements sublimes. Tant qu’ils existeront, tant qu’ils seront là et que nous viendrons à leur rencontre, ce monde-ci a encore de belles années devant lui. N’ayons pas peur de les découvrir. Il est parfois bon de rentrer chez soi. En terre inconnue.
photo : Didier Radiguet