Nous avions définitivement quitté le cloître franciscain la semaine dernière, après le concert de Te Beiyo. Et pourtant, nous voilà de retour, suite à un changement de programme finalement bienvenu. Cependant, la journée commence plus tard ce matin. Aux alentours de 7h30. Le rêve de la veille au soir s’est prolongé jusqu’à l’Irrésistible Fraternité, toujours avec Elodie Pasquier, en solo cette fois. On ne sait plus trop comment on est arrivé jusqu’à cette salle, jusqu’à notre siège où les songes de la nuit ont repris leur droit. En fermant les yeux, on doute un peu de la réalité de l’instant, est-on réellement présent, n’est-on pas encore au beau milieu des rêveries de la nuit ? Il est 7h30. La journée commence, ou s’arrête on ne saurait dire.
Ce dont on est sûr, c’est qu’un peu plus d’onze heures plus tard, nous sommes bien éveillés lorsqu’ Anthony Joseph déclame ses premiers mots de la soirée et capte immédiatement chaque regard. Le chanteur londonien propose ce soir un répertoire d’une grande variété servi par des textes abassourdissants, violemment magnifiques. Ces textes déchirants sont en opposition avec une musique très souvent joyeuse, et ce quels que soient les mélanges de style opérés. Même lorsqu’il entame Suffering, le mélange des influences caribéennes au jazz et à la salsa invite à la danse et à la liesse, alors que Joseph parle de colonialisme et d’esclavagisme. La majeure partie des textes ont une portée politique puissante et affirmée, et raconte une histoire rarement aisée à entendre. C’est là tout le paradoxe : danser, exulter, sourire et profiter de ces instants alors que l’on parle d’hommes et de femmes massacrés, exploités et déportés pendant une durée interminable. Milligan (The Ocean) se propose d’imaginer une atlantide pour tous les esclaves qui, durant le long voyage de l’Afrique aux États-Unis, ont choisi de sauter par dessus bord plutôt que d’accepter le sort qui les attendaient Outre-Atlantique. Un hymne sublime, d’une tristesse infinie. Il ne reste que les mythes pour rendre vie à tant de ces êtres humains, et le chanteur originaire de Trinidad nous les offre. Mais encore et toujours, la musique se veut enjouée, pleine d’espoirs pourtant envolés depuis tant d’années.
Jason Yard, qui officie aux saxophones alto et soprano et au clavier, rythme toute la soirée de solos exubérant et inédits, parfois proche du jazz le plus exigeant, avant de repartir vers l’afrobeat avec toujours autant de maîtrise. Avec Jimmy, Upon That Bridge, le groupe atteint une apogée dans ce contraste sublime qui nous aura suivi toute la soirée. Jimmy est un esclave qui veut s’échapper, et qui y parvient au son d’un morceau au rythme foudroyant, sur lequel on pourrait s’époumoner, s’épuiser en pas endiablés. On ressort de ce concert à la fois comblé d’avoir assisté à un spectacle aussi réjouissant, et un peu plus conscient des horreurs de notre monde. Surprenant pari, réussi.
Le retour des concerts à L’IF rimait également avec le retour de ceux à l’Ambassade, et c’était au groupe Festen d’ouvrir le bal. Un quartet amoureux du cinéma, comme le laisse présager leur nom, et qui a donc naturellement décidé de proposer un album reprenant les grands thèmes des films de Stanley Kubrick. D’Eyes Wide Shut à Shining, Festen démontre par-dessus tout une capacité inébranlable à créer une force hypnotique, une montée inexorable dans laquelle on se laisse volontiers entraîner. Entre rock et jazz, le style est très moderne et ne semble pas se soucier d’une quelconque convention. L’avant dernier morceau du set, Shadow Boxing est une pure merveille entêtante et entraînante pendant laquelle Damien Fléau au tenor -qui s’inquiétait d’ailleurs de savoir si on allait rentrer dans cet univers, et qui peut être rassuré- et Jean Kapsa au piano livrent une performance astronomique, à l’image d’un set impressionnant de maîtrise et de facilité à emporter le public dans un univers captivant et enivrant.
photo : Didier Radiguet