En juin 2007, sortait Femmes du Jazz, un ouvrage écrit par Marie Buscatto sur la place des femmes dans le jazz, et qui mettait en lumière une réalité que ce monde porte depuis ses débuts : en France, seulement 8% des musiciens de jazz étaient des femmes. Onze ans plus tard, si la situation a peut être un peu évolué, il n’y a eu aucun bouleversement, que ce soit en France ou dans le reste du monde. Et c’est en ce sens là que la démarche d’Édouard Ferlet et de son trio du soir est non seulement louable, mais aussi absolument nécessaire. En s’appuyant sur la collection d’archives léguée par Jean Marie Masse à la ville de Limoges en 2015, le pianiste s’est mis en quête d’enregistrements d’instrumentistes féminines afin de retranscrire leur musique et ainsi leur rendre hommage, en plus de leur donner la visibilité qu’elles n’ont jamais eue.
Plutôt que de se limiter à un concert dans une forme classique, le trio a organisé une véritable mise en scène. Canapé en cuir rouge, table basse sur laquelle repose une bouteille de spiritueux, tourne disque et piano droit, les trois compères ont voulu profiter de cette musique d’un autre temps pour créer une atmosphère propice au partage. Ils ont par ailleurs ajouté à cette disposition un écran qui permet de diffuser des extraits d’archives montrant ces femmes de très grand talent. Le résultat est certes très réussi, mais l’on oublie finalement très rapidement ce décor, éclipsé par trois musiciens brillants qui remettent en lumière et au goût du jour ces compositions oubliées. Raphaël Imbert, au soprano et au tenor, est supersonique. Il joue du et avec ses saxophones avec une dextérité et une aisance ahurissante. Le soprano est mystique, envoûtant, quand le tenor se fait frénétique et déchaîné. Il se mue même l’espace de quelques notes en Rahsaan Roland Kirk et joue des deux instruments en même temps. Sa performance majuscule atteint probablement son paroxysme grâce à un solo de Terry Pollard que le trio a retranscrit pour l’occasion. Si l’on veut pouvoir démontrer tout son doigté, on peut difficilement se passer d’un matériau de grande qualité, et c’est exactement ce qu’offre Pollard. Cette pianiste est pour ainsi dire inconnue. Pourtant, les images d’archives d’une performance avec le quartet de Terry Gibbs qui défilent sous nos yeux montrent une pianiste de la trempe des plus grands. Et pour cause, bien que la carrière de cette dernière fût très courte, elle enregistra plusieurs albums avec Yusef Lateef et Dorothy Ashby, et joua avec Miles Davis, John Coltrane, ou encore Charlie Parker… Un tel curriculum vitæ est sans équivoque, mais encore insuffisant pour une femme dans les années 50.
Le trio continue son exploration avec Roll em, un stride de Mary Lou Williams qu’Edouard Ferlet débute au piano droit, forcément, et qui permet à Simon Tailleu de parcourir frénétiquement sa contrebasse. Les corps s’agitent, la tête part dans ce fameux mouvement incontrôlé que tout fan de jazz n’a un jour où l’autre pas été capable de réprimer, et les semelles battent la moquette du grand théâtre à toute vitesse. Ferlet n’échappe quant à lui pas à sa réputation d’improvisateur hors pair et, sur un dernier Central Park West, peint un de ses chefs d’œuvre qui reste ancré dans nos imaginaires des décennies durant.
Il fallait au moins l’éloquence inouïe des trois hérauts du soir pour faire honneur à des musiciennes tombées dans l’oubli, et l’on ne peut souhaiter qu’une chose, c’est que ce premier jet aux allures de coup de maître soit le début d’une collaboration fructueuse pour ce trio d’excellence à la démarche admirable.
photo : Didier Radiguet