Jour 8 : Anatomie du vide

Fin du concert de Bertrand Belin. Électrocardiogramme plat. Pour moi, il ne s’est rien passé. Je n’ai, malheureusement, rien ressenti. Et à priori, je suis le seul, ou l’un des seuls. Le public est extatique. Je laisse traîner mon oreille, j’interroge autour de moi, pour tenter de comprendre ce qui ne s’est pas joué chez moi mais partout autour de moi. On parle de classe, de grâce, d’un univers unique, de cette filiation à Alain Bashung, des textes. Je m’interroge, car je n’ai à aucun moment su voir toutes ces choses pendant la soirée. Je suis venu sans à priori aucun, en ne connaissant absolument rien de Bertrand Belin, si ce n’est son nom et son statut. Lorsque le concert débute, je suis donc prêt à tout, curieux et avide de découverte.

Il commence à chanter, parfaitement bien. Mais ni sa voix, ni son vibrato ne me plaisent vraiment. Eh bien, cela arrive. Je porte mon oreille sur l’instrumentation. C’est sympathique, et encore une fois, c’est bien fait. Simple, juste. Mais tout ce que je peux en dire, c’est ça. Sympathique. Alors je continue à chercher un terrain de plaisir, je m’attache donc au personnage, à ce qu’il dégage sur scène. Je suis maintenant un peu mal à l’aise. J’avoue que l’imitation d’autres instruments n’est pas vraiment ma gesticulation préférée. Je n’abandonne pas, et tente de m’imprégner des paroles, qui pourraient peut-être me permettre de mieux comprendre le spectacle du soir. Elles restent obscures à mon entendement, il me faudra m’y repencher ultérieurement. Il me reste la scénographie, et je trouve qu’elle est particulièrement réussie. Des jeux de lumière simples mais probants, et une esthétique plaisante.

Je passe donc le concert ainsi, pas convaincu. Jusqu’au dernier morceau, “La Comédie”. La chanson commence par un clavier voix à la mélodie accrocheuse. Je découvre la voix de Bertrand Belin sous un autre jour et apprécie particulièrement ses fredonnements. Durant ces quelques instants, je rentre enfin dans le concert et passe un véritable bon moment. Et le concert prend fin. À part ces quelques instants, c’est le vide en moi.

Je me dépêche de me rendre à Pompette, pour deux raisons. La première c’est que la semaine dernière, le bar était plein à craquer pour les deux concerts des Lehmanns Brothers et la deuxième c’est que je connais le groupe qui se produit ce soir et que je ne veux surtout pas les rater. À mon arrivée, je constate que le vide qui s’était emparé de moi durant le concert précédent s’est transporté à Pompette. Certes, j’ai un peu d’avance, mais il y a tout de même vraiment peu de monde. J’ai un pincement au cœur, car je me dis qu’un tel artiste mérite plus d’attention, mais il semblerait que peu de gens aient décidé de faire le déplacement depuis l’Opéra. Quel dommage.

Sur scène, des musiciens de très haut niveau jouent le jazz vif et impétueux imaginé par Rodolphe Lauretta, dont le T-shirt estampillé Flu Note est annonciateur de très bonnes nouvelles. Et je prends mon pied. La cymbale stacks de Laurent Emmanuel Bertholo imprime un rythme aguicheur, délicieux. Son son si particulier est sans doute le meilleur représentant de l’esthétique de “Kreolia”, le projet que le saxophoiste défend ce soir. Une musique à la fois extrêmement exigeante mais qui reste pourtant tellement accessible. Un projet audacieux, inventif, qui sait le passé et qui s’en empare dans le présent. Ils vont jouer sans discontinuer pendant près de deux heures, même pas arrêtés par les éclats de voix des joueurs de baby-foot. Deux heures de joie, deux heures de puissance, deux heures d’extase pour moi, notamment lorsque la trompette d’Olivier Laisney vient se nicher dans mon oreille, pour ajouter encore un peu à mon exaltation. Et forcément, lorsque vient “The Roy”, hommage au trompettiste sans qui je n’aurais même pas été présent à ce concert, je suis aux anges.

Et puis, quelques secondes à peine après que le concert soit fini, au moment délectable de silence qui suit une performance réussie, moment ultime de prolongation de l’euphorie, PAF. La musique d’ambiance de Pompette est remise immédiatement, comme si on effaçait complément cette performance inouïe, comme si ce moment de musique ne valait pas grand chose. Alors que ces musiciens ont donné sans compter, brillamment, on lance une playlist et on passe à autre chose. Vous êtes au cinéma. Vous venez de voir le film Polytechnique de Denis Villeneuve. Vous êtes glacés, sous le choc, terrassés. Après les crédits, vous voulez prendre encore quelques instants, pour vous remettre de vos émotions. Et là sur l’écran, PAF. La bande annonce des Tuches 4. C’est criminel.

Ce soir, c’est rare, je suis un peu dégouté. Je suis passé à côté du premier concert, et j’ai l’impression que beaucoup sont passés à côté du second. Je rentre. Je me remets “Kreolia”, puis j’enchaîne avec Shades 3 de Kassa Overall, auquel j’ai repensé grâce au t-shirt de Rodolphe Lauretta. Un cadeau de plus après ces deux heures d’allégresse. Je me dandine. Je hoche la tête. Qu’est-ce que c’est bon la musique. Ça va mieux. Merci Rodolphe.

Photos : Didier Radiguet