Jour 6 : Illuminations

Je suis l’introverti des salles de concert. Même lorsque je me régale, j’ai toujours ce dernier rempart inconscient qui m’arrête juste avant que je ne me mette à crier ma joie. Elle reste contenue en moi. Pas ce soir. Ce soir, pour la première fois de ma vie, je suis debout et je crie. 10 ans de cris refoulés enfin libérés, c’est un petit événement intérieur qui fait écho au grand événement de la soirée : la démonstration Sébastien Farge.

Dès le premier morceau, tous mes récepteurs sensoriels sont déjà à la limite de la rupture, comme si le concert venait d’atteindre son apogée. En six minutes tout au plus, je suis déjà surexcité. Et pour cause, ce morceau est le premier d’une longue série de compositions fantastiques de Sébastien Farge. L’accordéoniste parle humblement de “ces quelques notes” qu’il a mises bout à bout, mais se rend-il compte qu’il vient d’énoncer la plus énorme litote de l’histoire de la langue française ? Son écriture est d’une intelligence et d’une profondeur frappante, et je me perds dans des pièces à la structure complexe, enivrante. Et pourtant, tout est si facile d’accès. Je sais très souvent quels accords vont se présenter à mes oreilles, et l’excitation de voir cette prédiction de l’instant se réaliser devient rapidement une drogue. Une drogue de la compréhension, de la complicité. Le quartet m’invite et m’inclut complètement dans cette célébration. Rien ne me régale plus que de ne rien voir venir, que d’entendre une note arriver à mes oreilles sans que je n’ai pu la concevoir. Mais ce soir, je veux entendre une note, parce que c’est celle qu’il me faut, maintenant, parce qu’elle est tellement juste, tellement puissante, qu’aucune autre ne saurait me satisfaire. Et elle est là. Alors j’en veux plus, toujours plus. Je suis aspiré dans un tourbillon jubilatoire, et j’aurais presque envie qu’il m’emporte encore plus vite qu’il ne le peut. J’ai la sensation que Sébastien Farge est aussi pris dans ce tourbillon, qu’il est spectateur au même titre que moi de ce moment grandiose. Les mouvements de son corps, qui tourne sans cesse pour faire face à ces comparses, m’agitent. Lorsqu’il joue, il crée l’urgence du mouvement en moi, une urgence que seul un certain Cory Henry avait pu faire naître à un tel degré. Le tentateur Farge est irrésistible.

Et puis, au beau milieu de toute cette jouissance, la lumière. Littéralement. Un spot blafard vient soudainement asperger le piano d’Etienne Manchon. Puis il disparaît, aussi vite qu’il est apparu. Pour réapparaître sur le siège d’un spectateur. Cet événement, qui aurait pu être isolé, va en réalité se reproduire tout au long du concert. Des changements de lumière aberrants, aveuglants émaillent la scène, dans un chaos hallucinant. A chaque fois que cela se produit, je ne suis plus dans la musique pour quelques instants. Je ris. Et d’un coup, mon oreille se reconcentre sur la musique et je me retrouve emporté à nouveau par ces bourrasques musicales. Le mouvement qui me contrôlait et qui m’avait quitté me rattrape d’un coup, et je replonge de plus belle. Ce fait extra musical aurait pu être dramatique, mais il finit par friser le génial, m’immergeant encore plus profondément dans l’univers foisonnant de l’accordéoniste.

La soirée est déjà électrisante, mais cela ne suffit pas à Étienne Manchon, qui en augmente encore le voltage. D’abord, parce qu’il crée de la tension. Lorsqu’il ralentit, qu’il adoucit le ton et le rythme, je n’attends qu’une chose, le retour de l’ouragan. Et ainsi, la prochaine explosion est encore plus jouissive. Ensuite, tout au long du concert, il joue de mais surtout avec la musique. Son complice favori dans cette joyeuse entreprise de déstructuration musicale, outre son piano, se trouve être le fameux tentateur de la soirée. Ensemble, ils tordent. Ils discutent. Ils jaugent. Chacun de leurs échanges est une petite exultation supplémentaire pour mon corps. Habituellement, je savoure la musique depuis le siège de mon esprit. Ce soir, elle m’a aussi pris au corps, et je suis comme une pile électrique qui n’arrive plus à s’arrêter de fredonner, de tapoter, de chantonner encore les airs qui se baladaient avec moi dans cette tempête musicale.

Photos : Didier Radiguet