JOUR 7 : Ma petite inertie

On perd parfois le fil. De nos vies, de ce en quoi l’on croit, de là où on veut aller. La petite inertie dangereuse du monde qui nous entoure nous érode doucement, tranquillement. On s’interroge sur ce que l’on fait, si cela a du sens, si un jour on y arrivera. Prenons un exemple. Je souhaite vivre de ma passion, le jazz. Aujourd’hui, ce n’est pas encore possible. Je dois accepter d’avoir un autre emploi pour pouvoir un jour accomplir cette petite utopie.

C’est cet emploi, ma petite inertie dangereuse. Celui qui me permet de manger, de payer mon loyer tous les mois. De survivre, dirons nous. Il est insidieux. Il prend un peu de mon énergie, jour après jour, doucement, tranquillement. Il m’enlace de son confort relatif et m’éloigne de mon aspiration profonde, tout en me permettant de continuer à y croire. Elle est perverse, ma petite inertie dangereuse.

Si un jour je doute. Si un jour j’hésite, si un jour je sens les griffes de ma petite inertie se refermer sur moi, je n’aurais qu’à fermer les yeux. Et revenir le 17 novembre 2021 à 20H00, au Théâtre de l’Union. Parce qu’un concert comme ça me fait croire que tout est possible, que cette musique est plus précieuse que n’importe quel denier qui me permet de survivre un mois de plus. Parce qu’un concert comme ça hurle en moi, jusqu’à en faire vibrer mes os, qu’il faut se battre pour cette musique. Qu’elle mérite tous les sacrifices, quels qu’ils soient. Qu’elle est la seule à pouvoir me mettre dans des états pareils, à la recherche d’un peu d’air pour ne pas m’asphyxier d’extase. Qu’il a existé, qu’il existe et qu’il existera des Yaron Herman, des Grégoire Gensse, des Ambrose Akinmusire, des êtres à la puissance musicale inexprimable, capables par leur art de redéfinir ce en quoi l’on croit, ce que l’on comprend de notre environnement.

Si j’écris, c’est grâce à des instants comme ça. Si je suis, c’est grâce à des instants comme ça. Si j’existe, c’est pour des instants comme ça. Le rythme de mon cœur n’a toujours pas repris son cours normal. Mes jambes tremblent encore. Mes mains tremblent encore. Tout mon corps a imprimé cette soirée en lui, comme si je n’étais plus tout à fait celui que j’étais quelques heures auparavant. Que s’est-il passé ? Comment en arrive-t-on là ? Comment un seul homme, simplement armé de ses dix doigts, peut-il me transpercer de part en part ? C’est inconcevable, inimaginable. Et pourtant je suis bien là, en train de pleurer trois heures après la fin de ce concert.

Ma petite inertie n’a qu’à bien se tenir.

photo : DR