JOUR 2 : Rictus 101

Il y a presque deux ans maintenant, le quintet de Yannick Rieu était venu régaler nos oreilles du son riche du saxophoniste canadien, force tranquille ravageant avec aisance nos certitudes et repères musicaux. Au piano ce dimanche matin-là, Jérôme Beaulieu. Lorsque le pianiste prenait la parole, il forçait mon visage à prendre la forme que je ne connais que trop bien : les yeux mi-clos, les commissures des lèvres au-delà des oreilles, dans une moue approbatrice. Cette forme généralement accompagnée d’un dodelinement de la tête incontrôlé, incontrôlable. Celle que vous aviez peut-être hier soir lorsque Laurent Coulondre parcourait les touches de son clavier si vous étiez présent à l’Opéra pour le concert d’Hugh Coltman. Celle que j’ai retrouvée, ce soir à l’Ambassade.

Y a-t-il une technique, une méthode pour obtenir ce résultat ? Bonne question. S’il y en a une, on pourrait probablement demander à Jérôme Beaulieu, Jérémi Roy et William Côté les arcanes de cet art. Le trio MISC connaît ses classiques. Les trois instrumentistes pourraient tout à fait dérouler une soirée durant les entrées du Real Book, de Body and Soul à Speak No Evil. Et la soirée serait probablement très plaisante. Mais une fois que l’on maîtrise ce champ-là, une fois que l’on a apprivoisé les codes de cette musique, que fait-on ? Certains chercheront l’excellence dans la tradition. Polir chaque note. Amener son art, sa musicalité, sa capacité de transmettre à son paroxysme. Chérir le passé pour magnifier le présent.

D’autres préfèrent partir en exploration. Découvrir de nouveaux univers. Réinventer leur musique, ouvrir un champ des possibles qui s’étend aussi loin que leur esprit le permet. Prendre un son, un genre, une esthétique, et les faire siennes. C’est le choix que semble faire MISC. Partager l’ambulance, leur dernier projet, qu’ils présentaient ce soir, est un concentré d’horizons divergents que l’on pousse inexorablement à la convergence. Chaque son, chaque élément qu’ils ajoutent sert la musique du trio et lui donne la complexité ravissante des murmurations aviaires.

Lorsque les trois musiciens ont entamé Mad, avant dernière piste de Partager l’Ambulance, on aurait cru quelques instants entendre le prélude en Do Majeur de Bach. Quelques instants plus tard, Bach avait troqué son piano pour une boîte à rythme et était immédiatement couronné roi du Broken Beat. Il n’est même pas question de créer des ponts entre Bach et Kaidi Tatham, ils sont déjà assis côte à côte pour profiter du spectacle. Regardons-les. Les yeux fermés, ils ont ce petit rictus, cette moue de bonheur. On appelle ça, la spéciale MISC.

photo : Didier Radiguet